CHAPITRE 3

À l’extrémité d’un long passage obscur, faiblement éclairé par réflexion d’une lumière bleue et froide, il y avait deux portes. Spence avança, le cœur battant de plus en plus fort à mesure qu’il s’en approchait. La sueur qui tombait de son front lui brûlait les yeux. De sa manche, il s’essuya le visage et continua.

Il se trouvait maintenant devant les deux portes, et il lui vint subitement à l’esprit que derrière l’une d’elles, Ari l’attendait pour le prendre dans ses bras, calmer son esprit tourmenté et le guérir de tout ce qui le faisait souffrir.

Derrière l’autre porte devait se trouver un monstre aux énormes yeux jaunes, prêt à lui sauter dessus.

L’angoisse dans laquelle le plongeait le choix à faire lui tira des larmes ; il se mit même à crier pour demander de l’aide, mais seul le son creux de sa voix revint à ses oreilles.

Il fit un pas en avant, posa la main sur une poignée très ancienne et tourna. La porte s’ouvrit en grinçant sur ses gonds rouillés et il jeta un coup d’œil plein d’appréhension à l’intérieur de la pièce. Elle était vide. Spence entra et tandis qu’il franchissait le seuil, la porte se referma derrière lui. Des murs et du sol sortait de la vapeur qui vint se rassembler en une nuée devant lui.

L’intérieur de la nuée était parcouru d’éclairs rouges et il pouvait voir émerger une vague silhouette, comme fabriquée de la substance même de la nuée. Sous ses yeux, elle prit une forme humaine.

Puis la nuée se dissipa en volutes, découvrant une créature de forme étonnamment humaine, mais fruit d’une autre création : l’enfant d’un dieu inconnu.

La chose immobile le dominait de la tête et des épaules, sa peau lisse et dorée brillant de gouttes humides, et devant cette présence, il se mit à trembler. Il sentit un choc le traverser, comparable à celui du premier humain, lorsque l’air remplit pour la première fois ses poumons. Spence tomba à genoux, paralysé de terreur.

Et tandis qu’il scrutait à travers les doigts d’une main tremblante les traits graves et épurés, il perçut dans les paupières un frémissement, et lentement elles se soulevèrent. Deux grands yeux jaunes le dévisagèrent et il essaya d’échapper à leur regard terrible. Il se couvrit la tête de ses bras dans un effort pour disparaître de leur vue.

Mais la créature le voyait, voyait à travers lui, évaluait tout son être de son regard perçant, en constatait toutes les imperfections. Elle leva vers lui un membre long et muni de multiples articulations, et ouvrit la bouche, comme pour prononcer un jugement.

Spence se mit à hurler, serrant les mains sur ses oreilles.

Le tremblement secoua le sol de la grotte, accompagné d’un étrange grondement assourdi. Spence, encore sous l’emprise du sommeil provoqué par l’épuisement, resta un moment étendu, essayant de se souvenir de l’endroit où il se trouvait.

Le grondement s’amplifia et vint balayer de son cerveau toute trace de sommeil. Le sol sous lui oscillait de façon continue. Il ne s’était jamais aventuré sur les pentes d’un volcan en activité, mais ce fut l’image qui lui vint à l’esprit tandis qu’il se précipitait à terre et s’y roulait en boule, tremblant de peur et d’inquiétude.

L’air léger de la grotte fut transpercé par d’énormes jets d’eau sortant du sol par les bouches d’évacuation, jusqu’à plus de cinquante mètres de haut. L’explosion projeta Spence au sol encore secoué par les répliques et noyé sous des trombes d’eau.

Il fut vite emporté à travers l’étroite ouverture du conduit, se débattant faiblement contre le tourbillon qui le plaquait contre la paroi à chaque courbe, jusqu’à ce qu’il apprenne à se détendre et à se laisser porter.

Le courant l’entraîna un long moment. Puis il vit que l’eau ne remplissait plus le conduit. Une bulle s’était formée dans sa partie supérieure. La bulle s’agrandit jusqu’à occuper un quart de l’espace du tunnel, puis la moitié, et elle le déposa sur le sol, allongé sur le ventre, avant de disparaître.

Il enleva son casque et dans le creux de ses mains essaya de puiser de quoi calmer sa soif, mais il ne réussit qu’à mouiller ses gants. Cela, pensa-t-il, valait mieux que rien, après tout, et il leva les mains et laissa l’eau s’égoutter dans sa bouche. Il répéta plusieurs fois la chose, mais la soif, qu’il ne parvenait pas à assouvir, se faisait de plus en plus pressante.

Poursuivant sa progression en s’aidant de ses mains et de ses genoux, il atteignit un point de jonction avec un tunnel plus large, au moment même où toutes les fibres de ses muscles, implorant un répit, menaçaient de lâcher. Ce passage plus vaste s’enfonçait loin dans l’obscurité à droite comme à gauche, montant vers la droite et descendant vers la gauche. Il essaya de s’attaquer à la montée, mais elle était trop glissante, et chaque tentative le ramenait après quelques pas, de façon humiliante, au bas de la pente. Il décida qu’il valait mieux arrêter avant de se trouver complètement déséquilibré et faisant demi-tour, s’engagea dans l’autre partie du tunnel.

Il était sur le point de se résigner à ce choix comme étant le seul possible quand il aperçut plus haut dans la paroi du tunnel une petite ouverture qu’il n’avait pas remarquée auparavant. Cette ouverture présentait pour lui une autre option et il décida de l’essayer.

Cette décision faillit le tuer.

Par deux fois, il atteignit le bord de l’ouverture, mais ne parvenant pas à trouver une prise, il retomba au sol. La troisième fois, il parvint à arracher les algues pour mieux s’agripper. Il tint bon le temps de rassembler sous lui ses jambes dans l’espoir de les utiliser pour se hisser à travers l’ouverture. Cela faillit réussir.

Il se concentra sur l’effort de propulsion et sauta. Sa tête atteignit l’ouverture et il étendit un bras tandis que ses pieds se battaient contre la paroi lisse du mur de pierre. Puis il ramena l’autre bras et saisit le rebord de pierre de l’ouverture. C’est alors qu’il se sentit tomber à la renverse au fond du tunnel au-dessous de lui.

La chute était comme au ralenti. Ses mains caressèrent la pierre, puis le vide, tandis qu’il tombait en se repliant sur lui-même à mi-parcours, comme un chat : il s’écrasa au sol à la renverse.

Le choc lui coupa le souffle. Pendant un instant interminable, il ne put respirer, puis l’air s’engouffra par grandes bouffées. Il avait l’impression que sa cage thoracique avait été perforée, et l’épaule sur laquelle il avait atterri lui faisait mal.

Mais la patience et l’astuce allaient lui permettre de réussir là où la force et l’agilité avaient échoué.

Usant de chaque centimètre de la surface de son corps pour augmenter la puissance de traction, il se transforma en limace pour atteindre l’ouverture du tunnel. Quand sa main eut assuré une prise, il effectua péniblement, centimètre par centimètre, un rétablissement jusqu’à ce qu’il puisse s’introduire sur le ventre à l’intérieur du conduit.

Ce nouveau passage était aussi légèrement incliné, ce qui le forçait à se concentrer sur chaque mouvement. Le moindre faux pas le renverrait dans le tunnel central comme un boulet expulsé d’un canon. Il s’appliqua donc à mettre un pied devant l’autre, et, les bras écartés comme un funambule, franchit avec peine le passage.

Ce mode lent et méthodique de locomotion l’épuisait, poussant ses muscles, déjà très éprouvés, jusqu’à leurs dernières limites. Il rêvait de pouvoir s’asseoir, de se reposer, mais la pente ne lui laissait aucun répit. Tête baissée, il allait de l’avant, ignorant la douleur qui lui traversait les cuisses comme une brûlure.

Une sorte d’engourdissement et de désespoir s’empara de lui, causés, il en était conscient, par une accumulation de facteurs : le stress, la fatigue, la faim, mais aussi, et pour une bonne part, la douleur. Chaque pas était un combat contre ces sensations. Tout ce qu’il désirait maintenant, c’était pouvoir s’asseoir et laisser le destin s’accomplir sur lui, comme les vagues qui se brisent sur une rive déserte. Mais il ne cédait pas.

Il dormit de nouveau et s’éveilla, toujours épuisé, mais les idées claires et un vide atroce dans l’estomac. Bien qu’il fût tenaillé par la faim, les chances de pouvoir améliorer la situation de ce côté-là lui paraissaient si minces qu’il décida d’écarter de ses pensées tout ce qui avait rapport avec la nourriture.

La méthode s’avéra vite dérisoire. Comme la langue qui découvre l’endroit encore sensible où se trouvait la dent arrachée, son esprit ne pouvait s’empêcher de le ramener sur ce sujet, si douloureux fût-il.

Dans des conditions aussi extrêmes, les hallucinations étaient toujours possibles. Et pourtant, bien qu’il en fût conscient, et malgré tout ce qu’il avait appris sur le fonctionnement du cerveau humain, l’hallucination l’immobilisa.

Pour une hallucination, le spectacle ne présentait vraiment rien d’extraordinaire. Il en ressentit néanmoins un choc, comme si quelque chose lui avait explosé en plein visage. Il vacilla quelques instants sur ses talons et recula jusqu’au mur situé derrière lui où il se laissa glisser lentement sur le sol, les yeux exorbités sous le choc et la surprise.

Là, devant lui, faiblement éclairée, de l’autre côté du passage, il y avait une porte.

Ce simple élément d’architecture lui paraissait soudain plus effrayant que n’importe quel monstre à plusieurs têtes. Il pensa tout d’abord qu’il s’agissait d’une illusion d’optique, encore un tour que lui jouait sa vision défaillante. Puis il fut persuadé que c’était bien un mirage : il voyait des portes là où il voulait de tout son être en voir.

À la suite de cette observation, il se souvint que les personnes sujettes à des hallucinations ne les reconnaissent pas elles-mêmes, sur le moment, en tant que telles.

Une porte ! Son esprit s’emballait. Qu’est-ce que cela pouvait vouloir dire ? Quel autre sens attribuer à la chose ?

Fiévreusement, Spence se mit à arracher les algues par poignées, tentant de dégager de ses mains gantées ce qui lui paraissait être un seuil. Ce qui apparut alors était un objet de pierre, taillé dans le même matériau que les parois environnantes, sans aucune marque extérieure particulière. Il aurait pu y voir une formation naturelle, mais son caractère lisse, parfaitement poli et symétrique semblait exclure une telle hypothèse. Pourtant, il ne pouvait avoir là-dessus aucune certitude.

Il souleva son casque et en frappa la dalle. Il écouta le bruit se perdre en écho dans les profondeurs du tunnel. Il entendit aussi un son creux provenant de l’autre côté de l’obstacle. Non, ce n’était pas un cul-de-sac.

Brûlant de curiosité de savoir ce qui se cachait derrière la porte supposée, il se jeta sur la dalle et poussa de toutes ses forces, mais il ne réussit qu’à perdre son appui au sol et ses jambes se dérobèrent sous lui. À genoux devant la porte, il tenta d’introduire les doigts dans les interstices qui se présentaient sur les côtés. Il s’arc-bouta et fit un effort tel qu’il sentit son cœur sur le point de lâcher : la dalle se mit à bouger.

Elle glissa de quelques centimètres et il sentit passer de derrière la porte un courant d’air chaud. Au sol, les algues qui l’entouraient prirent une teinte écarlate. L’air sec qui s’échappait avait une odeur de renfermé, une odeur particulière qu’il ne parvenait pas à identifier, à la fois douceâtre et rance. Une atmosphère de tombeau.

Il repartit à l’attaque de la porte avec fureur et fut récompensé de ses efforts quand, enfin, la pierre céda d’encore quelques centimètres, assez pour pouvoir y introduire ses épaules.

Pris de vertige par le manque d’oxygène et respirant difficilement, il se força un passage. Puis il s’effondra et resta étendu au sol à bout de souffle, assailli par des vagues de nausée provoquées par la violence de l’effort.

Il était enveloppé par une lueur rouge doré dont il ne pouvait déterminer exactement la provenance. Les parois de pierre étaient lisses et d’un rouge sombre dans la pénombre de cet éclairage mystérieux.

Après un certain temps, la sensation de nausée disparut et il parvint à relever la tête pour regarder autour de lui. Il n’y avait pas grand-chose à voir. Le passage sec et poussiéreux se prolongeait droit devant lui par une montée abrupte. Pour en découvrir plus sur ce nouvel environnement, il lui faudrait se remettre sur ses jambes et gravir la pente.

Tremblant de fatigue, il roula sur un côté et d’une poussée se redressa. Sa main effleura quelque chose dans la poussière, une petite arête dans la pierre. Il se pencha pour regarder et vit sous ses doigts l’empreinte vaguement esquissée d’un pied.

Le voleur de rêves
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